Ukraine : un empire contre une nation

Le rêve russe d’établir un empire moderne conjugue l’inspiration du soviétisme avec une Ukraine source de richesses et matrice spirituelle. Le choix ukrainien de la démocratie, situé à l’opposé de ce rêve, est donc considéré comme inconcevable et transgressif par Moscou. Dans cette guerre sans merci, les responsables spirituels seront peut-être une clé de dialogue de long terme, de paix possible et de reconstruction.

Kiev et l’église Saint-André © David Mark de Pixabay

Indépendant depuis 1991 à la suite de la désagrégation de l’URSS, le jeune état ukrainien a choisi la démocratie, le multipartisme. Il a vécu plusieurs alternances politiques dont celle de 2019, avec l’arrivée au pouvoir du président Zelenski.

Entre faucille, marteau et croix gammée

Lorsqu’en 2015 son parlement décide de bannir les références au monde soviétique comme au nazisme, il renvoie dos à dos les totalitarismes et vise l’émergence d’une société libre de choisir ses droits et son fonctionnement. Une telle démarche législative est le fruit d’une histoire dans laquelle l’Ukraine fut souvent morcelée. Jusqu’au seuil de la Seconde Guerre mondiale, nombre d’Ukrainiens de l’ouest ont pu voir dans l’invasion nazie une alternative à la puissance soviétique russe, alors même que les provinces russophones de l’est se préparaient à combattre le nazisme par le stalinisme.
Pour les responsables politiques de Russie, ces choix ukrainiens qui placent nazisme et stalinisme au même niveau d’horreur sont aujourd’hui vécus comme une négation de l’histoire. En mettant sur le même plan deux systèmes idéologiques, l’Ukraine a renié la fierté russe de la victoire de Staline sur l’Allemagne hitlérienne. La répression russe sur des ONG comme Mémorial qui documentent et dénoncent les crimes du stalinisme en est une marque flagrante. Cette vision du Kremlin à propos des choix ukrainiens ne pouvait que générer la haine envers une Ukraine devenue tout à coup la petite sœur renégate.

L’émergence d’une nation

Cathédrale Sainte-Sophie de Kiev © Artemphoto

Soumis aux attaques de la communication russe depuis des années puis aujourd’hui de l’armée russe, l’esprit de cohésion ukrainien a largement cessé de revendiquer les séparatismes régionaux pour se renforcer. On voit naître le sentiment très fort d’une nation. Ce nationalisme unifié tend à se forger sur une dimension géopolitique, mais aussi sur un récit national dans lequel les religions tiennent un rôle important par leur histoire. La première d’entre elles est l’orthodoxie qui représente presque 70 % de la population, dont les enjeux pourraient à eux seuls expliquer une grande part de l’invasion russe. Le patriarcat de Constantinople a accordé en effet en 2019 au patriarcat de Kiev l’autocéphalie (c’est-à-dire une forme d’indépendance souveraine), ce que conteste le patriarcat de Moscou très lié à la politique russe. La simple éventualité de cette décision avait d’ailleurs déjà mené le patriarcat de Moscou au schisme avec Constantinople dès 2018.
Cet imbroglio orthodoxe est central dans la compréhension du conflit. Car le patriarcat de Kiev dépendait de celui de Moscou, mais était né avant lui au XIe siècle, faisant de Kiev la mère des villes russes. Son indépendance prive Moscou à la fois de sa suprématie religieuse sur Kiev et de sa source historique.

Des enjeux spirituels forts

Même si la Turquie d’aujourd’hui est politiquement indépendante du patriarcat de Constantinople, sa proximité avec Moscou et Kiev n’est pas uniquement économique ou stratégique. Il existe dans la pensée turque un poids historique de l’orthodoxie qui impose d’entretenir des relations fortes avec Kiev comme avec Moscou. Les tentatives de médiation de la Turquie dans la guerre actuelle en Ukraine en sont un signe.
La seconde religion historique est le judaïsme, ce qui explique également en partie l’implication d’Israël dans les tentatives de résolution du conflit. Avant la Seconde Guerre mondiale et l’extermination d’un million et demi de Juifs dans les camps implantés en Ukraine, le pays a compté jusqu’à 10 % de sa population liée au judaïsme, avec notamment de fortes communautés autour d’Odessa.
Beaucoup ont émigré dans d’autres pays comme les États-Unis ; à New York, un quartier a même été surnommé Little Odessa. Et pour une large part, la terre d’Israël est aujourd’hui peuplée par le judaïsme ukrainien, comme par les Juifs russes ayant émigré à cette époque puis durant la guerre froide. Cela incite les responsables d’Israël à une forme de dialogue équilibré entre les deux parties en guerre. 

Un empire fantasmé

La mosaïque spirituelle historique, chrétienne et juive, très présente en Ukraine, est aujourd’hui constitutive de son identité. Face à l’adversité, l’Ukraine s’est brusquement soudée pour faire front, au-delà des différences entre communautés et des problèmes de corruption qui la minaient. La dimension spirituelle semble avoir eu une grande influence dans ce phénomène, en ce qui concerne aussi bien le judaïsme par l’approche et les réseaux du président ukrainien, qu’en ce qui concerne l’orthodoxie avec la fierté d’un sentiment de primauté historique sur le patriarcat moscovite. Côté russe, l’Histoire a également laissé des traces jusque dans l’imaginaire de grandeur à travers le rêve d’un retour à la Russie intégrale de l’empire des tsars. Kiev et Odessa prennent un rôle fondateur dans cette Russie fantasmée qui ne peut se passer de ces deux villes pour reconstituer son empire. D’une manière ou d’une autre, le pouvoir moscovite fera tout pour au moins les contrôler et s’adjoindre leur poids symbolique.

Hermann Grosswiller

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