Un coup de règle ? La règle d’un coup ?

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Grain de sable

Talmud, traité Chabat, daf 31a (3-7) « […] Un gentil se présenta devant Shammaï et lui dit : Convertis-moi à condition que tu m’enseignes la Torah tout entière alors que je me tiens debout sur un pied. Shammaï le repoussa avec la règle de bâtiment qu’il tenait en main. Il se présenta devant Hillel [qui] le convertit en lui disant : [ce qui t’est] odieux, ne le fais pas à ton prochain. C’est la Torah tout entière, le reste est son interprétation. Va apprendre ».

À la naissance du Christ, Shammaï et Hillel étaient déjà âgés. Au temps de son ministère, de sa Passion et de sa Résurrection, ils étaient passés à la postérité, « couple » de maîtres de la tradition devenue incontournable. On les oppose souvent, faisant passer l’un pour rigoriste et l’autre pour conciliant.

Une implacable rigueur

La réalité est plutôt que l’un a une pédagogie qui encourage, il comprend les difficultés de ses interlocuteurs et présente la Loi sous une forme immédiatement accessible qui doit les entraîner, jour après jour, toujours plus loin dans la soumission à Dieu, jusqu’à ce qu’elle soit totale. L’autre fait preuve d’une implacable rigueur dans l’étude et la mise en pratique sans délai de la Loi dans son intégralité, redoutable exigence symbolisée par la règle de constructeur qu’il porte le plus souvent et qui ne sert pas qu’à mesurer. Pour autant, cela ne l’empêche nullement de se montrer simple et accueillant dès qu’on ne touche pas aux obligations qu’il trouve dans la Loi. De son côté, le premier fut un président reconnu du Sanhédrin, l’assemblée qui édictait et faisait appliquer la Loi, et initia une dynastie de grands commentateurs de la Loi. Quelques phrases plus tôt, il n’hésite d’ailleurs pas à rabrouer un parieur mécontent d’avoir perdu. Car ce texte du Talmud est extrait d’un long passage où des non-juifs viennent les solliciter avec des questions ou demandes plus d’une fois incongrues, comme cela arrive de temps à autre à tout croyant engagé.

Comment y répondons-nous ?

On peut être tenté de suivre les grands exemples bibliques d’ordre et de détermination. Nous voilà alors volontiers en disciples de Shammaï, zélateurs intransigeants et prompts à exclure les déviants. L’histoire de l’Église est constellée de tels serviteurs. Au nom du Jésus chassant sans ménagement les vendeurs du Temple et poussant à l’extrême les antiques commandements dans le Sermon sur la montagne, l’éthique de conviction se mue parfois en intrusion dans la vie privée d’autrui et en velléité de théocratie.
On peut aussi être tenté de suivre des exemples bibliques plus cools, cherchant à être ce qui ne serait qu’une caricature peu conforme de Hillel, avec toutes formes de relativisme débonnaire. Au nom de Jésus prenant des libertés avec les interdits religieux en vigueur de son temps le jour du sabbat, ou au nom de ses interventions en faveur de toutes sortes de gens de piété discutable, commence pour certains une marche à pas forcés vers une grâce à bon marché, sur un large chemin où la liberté individuelle l’emporte sur la responsabilité personnelle dont on ne se préoccupe plus.

Qu’avons-nous d’autre à offrir que l’Évangile reçu de Dieu ?

Un Évangile pouvant être vécu, une bonne nouvelle dont notre vie puisse témoigner. Ne faut-il pas qu’il puisse être retrouvé par ceux qui observent nos voies au travers d’une rigueur certaine, d’une incarnation de nos convictions et valeurs dans notre agir au quotidien ? Pour autant, faut-il nier ou cacher notre incapacité à être constamment fermes dans notre foi, que ce soit au jour du trop de facilité ou au jour de l’épreuve, comme si elle ruinait la possibilité d’une vraie intimité avec Dieu ?
Pouvons-nous vivre avec Dieu sans réconcilier en nous le Shammaï et l’Hillel qui y sommeillent, la Marthe et la Marie qui s’y disputent la meilleure place auprès du Seigneur ?

Michel Cordier

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