Une vie heureusement altérée

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Grain de sable

Il arrive que des événements, des rencontres perturbent le cours de la vie tel qu’on le projetait. La continuité, l’harmonie escomptées en sont modifiées. Cette expérience peut provoquer de l’inconfort, faire éprouver un trouble intérieur et brouiller les perspectives au-devant de soi. Difficile alors de continuer à s’aventurer dans la vie. Sauf à prendre le temps et le recul nécessaires pour essayer de percevoir ce qui se joue dans ces situations inattendues.  

La Bible aussi contient des discontinuités, en grand nombre. Certaines ont été lissées, d’autres pas. La brisure maintenue installe alors une étrangeté voire une incompatibilité dans le fil narratif. C’est le cas du récit de la tour de Babel (Genèse 11.1-9). Enfoncé comme un coin dans le tronc d’un arbre, il fait entrevoir ce qui pourrait faire vaciller et anéantir une vie où la diversité, la singularité, la répartition dans divers espaces, la succession des générations sont essentielles. Elles témoignent et sont garantes de l’acceptation des limites inhérentes à la vie humaine (Genèse 10.1-32 ; 11.10-32).

Dans l’enclos de l’entre-soi

À Babel, il en va tout autrement. L’uniformité règne : « la terre entière se servait de la même langue et des mêmes mots » ; le sujet mis en scène est confus, désigné par les pronoms « ils » et « nous ». Mais ce pluriel est factice puisque le « je », le « tu » sont évacués. L’indifférenciation est renforcée par une pensée unique qu’« ils » s’adressent à eux-mêmes en vue de réaliser un programme qu’ils se sont fixé eux-mêmes et pour eux-mêmes : « Allons ! Bâtissons-nous une ville et une tour dont le sommet atteigne le ciel. Faisons-nous un nom afin de ne pas être dispersés sur toute la surface de la terre ! ». Ce projet d’autofondation, d’expansion de soi-même par soi-même est sans restriction et contraire aux séparations créatrices. L’espace de l’autre et l’autre lui-même sont envisagés comme proie à saisir.

Sauvetage de la pluralité

Ce programme fusionnel et totalitaire est stoppé par l’irruption d’un autre, identifié par son nom, « Le SEIGNEUR ». Celui-ci se manifeste par sa capacité à considérer l’autre et son lieu spécifique, à estimer les dangers du programme engagé et par sa détermination à placer de la limite, de la distinction. La dispersion redoutée devient le mode de vie des humains ; ils vont devoir apprendre à parler, à se risquer à parler à l’autre et à l’écouter. Des sujets différenciés émergent alors, de nouveau. Salutaire intervention de Dieu qui met fin à l’asservissement, révèle la stérilité de l’entre-soi et du refus de considérer l’autre, qu’il soit « au ciel » ou « sur terre ».

Reprises, pour chacun.e

Le propos de ce récit est repris en variantes, dans de nombreux textes poétiques, prophétiques, législatifs, narratifs, argumentatifs. Faire cas de l’autre, le considérer avec respect, est une problématique majeure sans cesse bousculée, menacée. L’une de ces reprises met en scène Jésus. Baptisé, doté de l’Esprit de Dieu, désigné par lui comme son « fils bien-aimé », il est « conduit par l’Esprit au désert pour être tenté par le diable » (Matthieu 3.4). Sa capacité à se tenir dans la considération de l’autre, à ne pas usurper sa place et à se tenir à la sienne, est mise à l’épreuve. La lecture des Écritures fait de lui un sujet libre et ancre son existence en Dieu.

Ces Écritures sont ouvertes. À chacune, à chacun, de s’y aventurer et d’y puiser, seul.e et avec d’autres, des ressources pour s’exercer à vivre en présence de l’autre, avec les heurts et les bonheurs que ce compagnonnage comporte.

Sophie Schlumberger

 

 

 

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