Le livre de Ruth face à la « cancel culture »

Qu’est-ce que la « cancel culture* » ? Née des débats sociétaux anglo-saxons, elle vise à la remise en cause et l’éviction publique des personnalités ou des œuvres jugées problématiques au nom de critères actuels. Appliquée à un passé lointain, elle aboutit à des jugements souvent anachroniques, si la démarche ne s’accompagne pas de discernement et de rigueur historique.

 Le bannissement symbolique – par exemple par le déboulonnage des statues de héros contestés, la débaptisation de rues ou d’édifices – risque, s’il est appliqué de façon systématique, de plonger dans l’oubli une vérité historique dérangeante et de desservir finalement la mémoire de victimes qu’on prétend défendre.

Une profonde précarité

Les textes sacrés plurimillénaires comme la Bible peuvent être évidemment la cible de la « cancel culture » : l’exemple retenu sera celui du livre de Ruth, confronté aux convictions d’un féminisme contemporain.
Si on appliquait cette grille critique à ce qui est présentée d’habitude comme une « belle histoire » biblique, inspirant artistes et poètes comme Victor Hugo, on pourrait retenir que le veuvage de Ruth et Orpa, dépendantes de leurs maris, les plonge dans une profonde précarité.
Une belle-mère, Noémie, d’abord soucieuse de s’en sortir seule en rentrant dans son pays d’origine suggère à ses belles-filles une seule perspective : retrouver la dépendance d’un mari.
Ruth s’accroche au choix de Noémie mais au prix d’une renonciation à sa culture moabite d’origine : une aliénation volontaire ou obligée ?
Booz est un homme mûr et riche (archétype du « mâle dominant ») qui établit une relation généreuse avec Ruth mais de maître à servante. Les dangers auxquels est exposée Ruth de la part des ouvriers moissonneurs sont clairement d’ordre sexuel – le viol – et la protection matérielle accordée par Booz suggère une relation de prostitution.

Un féminisme sommaire

La stratégie préconisée par Noémie pour séduire Booz renforce cette dimension : ne vend-elle pas sa belle-fille en échange de biens matériels ? La demande de rachat amplement développée ramène la femme à l’état de marchandise négociable dans une assemblée d’hommes.
Le dernier chapitre du livre marque l’invisibilisation de Ruth qui n’apparaît plus qu’à la toute fin en tant qu’épouse de Booz lui ayant donné un fils.
Mais Ruth est dépossédée de sa maternité et de la louange à Dieu au profit de Noémie, complice de l’ordre patriarcal.
Tels sont les éléments à charge d’un procès qu’un féminisme sommaire pourrait intenter facilement au livre de Ruth, s’il venait à négliger la complexité contextuelle des écrits de l’Ancien Testament.

Un livre à bannir ?

Ce livre est riche d’un questionnement pertinent, susceptible de résonner encore aujourd’hui, précisément auprès des femmes d’ici et d’ailleurs. Quelques exemples :

  • Le statut de la femme dans l’ordre patriarcal (père/mari/fils) dans l’Orient ancien encore actuel, l’Afghanistan des Talibans n’en a pas l’exclusivité…
  • Le statut de l’immigré-e et ses choix dans l’intégration ou l’assimilation dans son pays d’accueil.
  • Le prix à payer par les femmes pour leur survie.
  • L’ambiguïté dans la solidarité intergénérationnelle des femmes.

Et si le livre de Ruth avait été écrit par une auteure ?

Jean Loignon

À lire également l’article de Marie Holdsworth « Lire Ruth autrement » sur la plateforme collaborative Servir ensemble.

* NDLR : culture de l’annulation en français.

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