Cène virtuelle ou en présentiel ?

© Patrick Balas

Dans son article du 17 juin,  » Cultes en ligne, concurrence ou complémentarité ? « , Jean Loignon écrit :

Qu’est-ce qui fonde en effet la Cène ? La vision de l’invocation, de la fraction et du partage du pain et du vin par les mains du pasteur ou de l’officiant ou bien l’acte de mémoire du dernier repas du Christ par une communauté rassemblée même virtuellement où chacun prendra chez lui le pain et le vin du sacrement ? Est ouvert un débat qui se rapproche des thèses luthériennes dans le premier cas et de celle de Zwingli et Calvin dans le second.

Vivre la Cène seul, en communauté

Il convient de relire la théologie de la Cène chez Luther et les théologiens luthériens pour ne pas la confondre avec une « communion oculaire », par les yeux, pratiquée dans l’Église médiévale, pré-réformatrice, et vivement critiquée par Luther et ses disciples. Au contraire, Luther a vivement insisté pour que les fidèles participent au pain et au vin. Selon lui (et selon la Bible), il faut avoir mâché et avalé le Christ pour y participer pleinement. (Si ça vous choque, vous n’êtes pas seuls ; lisez Jean 6, Jésus a perdu beaucoup de « followers » pour ces paroles-là). La communion étant entre le fidèle et le Christ se donnant en chair et en sang par le pain et le vin, il est tout à fait possible de la vivre seul avec le Christ. C’est d’ailleurs Luther aussi qui souligne que la communauté localement réunie n’est Église que par son appartenance à l’Église invisible.
Les réformateurs suisses, eux, affirment au contraire que là où deux ou trois sont réunis, l’Église dans sa plénitude est présente, affirmation qui porte en elle le risque d’une certaine autosuffisance autour de l’ombre de son clocher ou de son pignon de temple au détriment de la conscience d’appartenir à un grand ensemble. C’est eux aussi qui mettent en avant l’événement communautaire de la Cène, purement commémorative ou participant d’une manière mystique au corps et au sang du Christ sans qu’il y en ait vraiment. C’est dans la théologie réformée qu’il est inimaginable de proposer la communion à une personne seule, vu que la communion, pour les Réformés, n’est pas avec le Christ mais entre les communiants réunis autour de la table.

Ou par écran interposé

Concevoir la communion de la table de façon virtuelle, à travers les moyens de transmission audio-visuels est-il facile ? La réflexion peut commencer là. Quelle communion y a-t-il vraiment si elle n’est réelle ni dans le temps ni dans l’espace ?
La Cène est l’endroit et le moment où la dimension divine s’incarne, fait irruption dans nos dimensions d’espace et de temps pour se concrétiser soit dans le pain et le vin (dirait Luther, mais aussi, à sa manière, la Confession de La Rochelle) soit dans le partage des espèces (diraient les Suisses).
En tant que fournisseur de cultes vidéo, mais aussi de « consommateur », j’ai vivement éprouvé les limites de cette communion par transmission audio-visuelle. On a beau imaginer une communauté réunie, certains l’ont d’ailleurs fait avec de grandes photos collées sur les bancs, on est douloureusement seul à parler devant une caméra, à s’adresser à des gens qui n’y sont pas et ne l’entendent pas – du moins pas en ce moment-là. C’est franchement pénible de prononcer des paroles d’absolution et de bénédiction à une salle vide.
De même, en tant que spectateur, on est devant un écran. Un écran qui sépare ceux qui agissent et ceux qui observent. Certes, on peut prier avec les paroles qu’on y entend. Mais il y a le chat qui fait des siennes, un enfant qui a un bobo, le téléphone qui sonne, ou simplement l’envie d’un café – et voilà qu’on n’y est plus. Et puis, si nous, nous avons conscience des autres dans l’écran, ce n’est pas le cas en sens inverse.

Une image ne suffit pas

Cela vaut déjà pour les cultes dits de parole. Mais quid alors de la Cène, de la communion de table ?
Dans les sacrements, un élément est important qui ne peut pas fonctionner par écran interposé. C’est que nous ne pouvons nous servir nous-mêmes, ni pour le baptême ni pour la Cène. C’est toujours un cadeau divin que je reçois de la main d’un autre qui me l’offre au nom et sur ordonnance de Dieu.
Voilà la question cruciale pour la « communion par écran interposé » : de qui est-ce que je reçois les espèces de la communion, si c’est un bout de pain que je me suis coupé moi-même et un verre que j’ai rempli de mes propres mains ?
Ne suis-je pas arrivé à prendre moi-même ce que je ne devrais que recevoir puisque cela m’est offert ?
Pour vivre la communion de la Cène, une image ne suffit pas, fût-elle animée. Il faut que la personne soit vraie, présente en chair et en os.
Par contre, nous ferions bien de nous rappeler que dans la tradition protestante, tout chrétien est autorisé à présider la Cène, du moins dans sa maison ou en cercle restreint, selon les Églises1. C’est l’expression du sacerdoce commun à tous les fidèles et non restreint aux seuls ministres d’Église, pasteurs ou prédicateurs chargés de l’exercice public du culte. Pourquoi pas se réunir autour d’une table, à deux ou trois ou quatre, et fêter la Cène ensemble ? Offrir le pain et le vin, et le recevoir de la main d’un autre. Et alors, l’Église se réalise non pas par un écran, mais par une vraie communion.

Pasteur Wolfram Streuernagel

1La tradition héritière de l’Église réformée de France est (aujourd’hui) très libre quant aux « laïcs » donnant les sacrements en public, la tradition luthérienne est plus réservée. En Inspection luthérienne de Paris, il sera difficile de fêter la Cène au culte dominical sans qu’un pasteur la préside.

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